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Luc DELISSE
(2 textes)
 
 
 
 
La mer rouge  
 
La tête fragile de Jean Genet, si ronde, si poreuse… avec une peau pâle et rêche, frottée à la craie… et ce crâne dégarni depuis le plus jeune âge littéraire, qu'une sorte de lichen ou de duvet d'oiseau recouvre, sans le garnir…

Regard plein de vides et d'hésitations, de langueurs, avec des reprises, avec une touche de radicalité que la vie, mécanique digitale, plie et replie comme les doigts de la main. Corps petit, même pour un homme né avant l'ère des vitamines et de l'allongement de la race. Corps robuste, un peu mastoc, qui porte allègrement, sous ses vêtements de marin, les stigmates, la honte et le marbre des os.

Rangé des voitures? Retiré des affaires? Il se promène sur le quai du port à la recherche d'une dernière proie.

Petit homme pantelant, stérilisé vingt ans avant sa mort. Petit cerveau, noyau dur, dans sa boîte d'os et de poudre… délicatement fermée au velours du dehors.

C'est à Genet pourtant que nous devons de savoir tout ce qu'on peut apprendre, par procuration, sur la douleur.  Artaud nous en donne le cri aigu, l'impression directe des nerfs. Duras, plus mélomane et presque indolore, joue un jeu autour de cette musique mortelle. Kafka, sans jamais manger le morceau, laisse deviner en dessous une souffrance énorme et inaccomplie. Mais pour les détails, l'expérience vécue, le journal de bord du comment ça fait mal, Genet est irremplaçable. Bien sûr, il est homosexuel et il a fait de la prison. Il n'est pas le premier dans son cas. Verlaine, Wilde, entre autres. Mais c'était des littérateurs égarés, incarcérés pour leurs moeurs. Genet arrive en prison par la ligne droite, la filière normale : comme délinquant. Avec lui nous ne risquons pas de voir le lyrisme transformé en prix de vertu. Si c'est irrespirable, c'est parce que l'atmosphère s'est raréfiée.

Le premier échantillon de cet au-delà que l'art de Micheline Lo, comme une sonde spatiale, explore, consiste en une galerie de portraits tous plus inquiétants les uns que les autres : bouche serrée, front bas, regard effaré, joue creuse, auréole de gaz autour de la tête, et pincement pervers des narines, qui fait penser au rictus d'une prise de coke : d'où viennent ces mutants, cette inquiétante espèce?

-  Hein? D'ici?
-  Ils sont passés par la prison, c'est-à-dire par l'autre monde.

En prison, tout est perdu tout de suite. On lâche son humanité, on entre dans une de ces sociétés primitives et minimales comme il en existait naguère encore en Tanzanie ou au Gabon. Le gel bleu du passé y glace l'esprit. La ritualisation du monde y est telle qu'il n'est pas possible d'y poser un seul geste qui ne mette en branle les codes ou les dieux. La gauche et la droite, le rouge ou le blanc, le feu et l'eau, la terre ou le ciel, font partie d'espèces distinctes et inconciliables, qualifiées d'un signe positif ou négatif aussi visible qu'un arbre dans le désert. Entre le fort et le faible, le loup et le chien, l'affranchi et le naïf, l'homo mâle et la tante femelle, la hiérarchie est stricte et militaire. La liberté d'esprit et l'indifférence sociale y sont des crimes punis de mort.

L'espèce de malaise que me procuraient les personnages d'Homère, les dieux surtout : leurs frustes appétits, leur langage grandiose et inefficace, leurs ruses de cinglés, leurs moeurs matrimoniales spectaculaires, leurs plaisanteries de soudards, je la retrouve chez Jean Genet. Morne démesure, où l'on se coiffe d'un dentier, où l'on vomit dans les mains de sa mère, où l'on meurt d'amour pour un quelconque garde-chiourme au visage maquillé.

La prison n'est pas la folie en soi, mais elle y ressemble. Nef-aux-fous. Arche de Noé, avec sa petite cargaison de Néanderthal.
Bien sûr, l'homosexualité joue son rôle dans la folie : comme tout ce qui n'est pas communicable. On a du mal à comprendre pourquoi les homosexuels font tant d'histoires avec leur homosexualité. Ça n'a pas l'air si terrible, cette passade entre gens du même sexe. Un peu surprenant, bien sûr, et plutôt comique. Si, voyageant en métro et prenant pour cible mentale un monsieur même jeune et plutôt beau, on essaie de s'imaginer avec lui dans une chambre, après avoir retiré ses lunettes et ses vêtements, la stupeur qui vous prend est éclairante : ça ne fait pas penser à une expérience érotique, mais plutôt à un voyage inconfortable, sur le pont d'un bateau chargé d'immigrants, ou bien une de ces expériences initiatiques cruelles et compliquées que les sauvages de toutes époques imposent à leurs adultes mâles, et qui les force à affronter un animal à mains nues, ou à s'infliger des mutilations rituelles.
Comédie poussée jusqu'au crime, initiation transformée en chemin de croix : Genet reprend les conditions éparses de l'homosexualité comme aventure, et il en fait un drame en soi. Tout ce qui pourrait être jeu et plaisir tourne au tragique, dans un feu universel de pompes funèbres.

C'est cela qu'il faut peindre, peut-être, en premier  cette cendre, ce malheur, ces yeux de suppliciés heureux. S'il s'agit d'un jeu pour la mort, d'une surface plane masquant le naufrage, je me fie volontiers à la peinture. La peinture : une ou deux couches de glace, et l'eau qui remue au-dessous.

Le gris de cendre, ou le bleu profond, noyé, délavé des ciels qu'on ne voit qu'au travers des barreaux, rendus comme une vengeance dans les toiles de Micheline Lo, ne sont pas si terribles que la couleur même de l'usure, de l'attente inutile et du plaisir sali qui est dans Genet… qui est, par une cénesthésie rapide, l'oeuvre même de Genet. Micheline Lo la restitue au plus près : un rouge caillé, d'une extrême violence, très proche du grenat grumeleux de certains velours, ceux de ces fauteuils clubs élimés dont la province est pleine. Et la prison est une province. Et cette couleur se retrouve partout aux confins du chemin de croix que Micheline Lo, après Genet, a peint. On revient toujours à la peinture. Ce sont les seules images destinées à durer. Les autres (archives, actualités, péripéties) s'effacent très vite. Elles sont biodédradables. Pressées de rejoindre le néant.

La peinture a le temps. Elle attend. Elle marque le nord imperturbable : là, près du musée Picasso que je longeais la nuit en rentrant chez moi. Ici, à Bruxelles, dans l'atelier de Micheline Lo, une pièce sans gaz et sans rideau, savonnée, javellisée, avec les cylindres de quinze grandes toiles roulées.

La peinture pourrait s'y arrêter pour toujours.

Voyez cet art des couleurs dangereuses, salissantes, incompatibles. Un dédain bleu en ressort. Les signes eux-mêmes (alphabet, emblèmes, traces littéraires), qui balisent ces surfaces heurtées, y sont traités comme des couleurs : ils se totalisent, non pour dire quelque chose, mais pour faire bouger l'oeil. C'est ce qu'on appelle un objet.
Toutes les toiles de Micheline Lo ont un centre, marqué net. Pli géologique? Coupure épistémologique? Hum, hum. Les sciences humaines et les sciences exactes sont ici d'une égale inutilité. Alors quoi? Une science inhumaine? Vous brûlez. Divine? Pourquoi pas? Il existe d'autres livres. On y raconte en détail le pouvoir du dieu qui fend les flots, et ouvre un passage à pied sec pour la troupe de Moïse, quitte à replier la mer, tout de suite après, sur les sbires du pharaon.
Je reviens toujours à la peinture. Mais avec d'autres yeux. Ces images de flammes traversées d'un souffle blanc, issu du dedans, sont le passage de la Mer Rouge.

Dans l'oeuvre de Genet, ici sur toiles, figure ce même rouge, le sang, fendu par le même blanc, le sperme : enfantillages divins, antagonistes, renvoyant à une coupure brutale : " l'enfant mélodieux mort en moi, bien avant que me tranche la hache ".
Parfois, au début du printemps, quand les jours s'allongent, on se détache, on prend de la hauteur. On flotte au-dessus des objets entassés. Vision panoramique. La planète Mars existe. On n'a rien à faire avec cette planète-ci, ses fins ne sont pas les nôtres. On est impartial, on se penche, on siffle de surprise et d'admiration.
La mer s'est refermée. Le corps des Egyptiens est au-dessous, je suppose. Noyés, niés, roulés par les vagues qui les ont déshabillés. Ils remuent sous la surface. C'est la peinture elle-même, j'en suis sûr.
La vie morte sous la vie vivante. Je vois leurs sexes, leurs bijoux, leurs dents, leurs yeux d'émail et de cendre. Harcamone repose tout raide, entre Divine et l'officier allemand. Marins de l'âme, sans même la beauté rapide des dessins de Cocteau.
Moïse et ses hommes sont au large. Genet a regagné son balcon dans le ciel. Rien ne se perd. L'air bleu qui s'évapore… le vert et le brun par tranches, satellites lents, goutelettes de sang, purulences délicatement verdâtres. Et la Mer Rouge bien noire au-dessous.

(Paru dans la revue "+-0",  juin 1992)
 
 
 
La terre est plate  
 
On ne peut pas toujours vivre dans l'autre monde. Il faut parfois cligner des yeux, pour réduire la distance qui nous sépare de la vitre. Alors les points de repère, le soleil par exemple, sautent comme des douilles, par-dessus notre épaule, hors du champ de vision. C'est l'instant scientifique par excellence.

-  Artistique, plutôt, non ?
-  Scientifique, je vous assure.

Tout bien pesé. Sur de fines balances. Retour et fraîcheur de la dioptrie. Un jeu compliqué de lentilles s'organise, cède au charme de l'œil.

A la lumière de ce microscope, le monde rétrécit. Des pans entiers de paysages basculent, des océans se creusent et se closent, des continents majeurs, avec leurs cités et leurs rites, leurs montagnes et leurs ruminants, sont pris dans un tourbillon, dans le sens du moins. Ils se muent en poudre, en taches, en cirons. Reflux des masses, sondes pascaliennes. Voici le règne de l'infiniment petit.

-  De l'infiniment grand, vous voulez dire ?
-  Non, non : infiniment petit.

C'est le cœur de la pupille : ni ciel, ni terre ; un espace suspendu entre deux marées. L'œil monte et descend. La rondeur du monde disparaît. Tout se déroule enfin, s'aplatit. Les montagnes deviennent cylindres, et les cylindres rectangles, et voilà la toile qui se tend dans son cadre, si blanche, si poreuse : à venir.

Elle est la toile vierge, le silence incarné. Elle garde le souvenir de sa préhistoire, peuplée de poussière, elle attend, sans sourciller, le pinceau qui va venir, qui s'approche, pour lui rendre une ombre d'œil.
Au ralenti, dans un sfumato touchable, défile sans fin…

-  Tactile ?
-  Touchable. Touchable à main nue.

Je continue ! Défile sans fin, hors pesanteur, l'attirail des grands peintres. Lesquels, on suppose, sont au ciel, tout raides, tout lumineux de gloire, et toujours aussi morts.

-  Toujours aussi vivants, bien sûr ?
-  Mais non, toujours aussi morts.

La terre est plate, les peintres sont morts, le film ne se décide pas à casser. La toile attend, la toile se tend, dans un silence à crier. Et puis, lentement, un peu de vie afflue. Les montagnes virent, bleuissent. Cristaux après cristaux, elle se mettent à affleurer la toile. Un ciel de givre, tout en buée, en plaisir transparent, vient occuper sa place arbitraire. Et de nulle part, où tourne la roue, réapparaissent les taches… La poudre…les cirons…C'est la transhumance.

-  La transcendance, hein ? C'est ça le mot ?
-  La transhumance ! Taisez-vous !

Voilà, elles descendent, les vaches, encore bleues d'azur et de froid. Attirées par la chaleur des vieux sols, par les couleurs en suspens. Et la roue tourne, c'est une boîte, on y lit quelques mots familiers. Alors…

-  Des vaches bleues ! Quels adversaires ! Quel programme !

Alors, dans l'autre monde, derrière la vitre, un pinceau commence à s'escrimer.

Puisque les peintres sont morts, et que la toile attend, je peindrai, dit-elle. J'oserai, car je n'ai rien à perdre. J'effacerai, avec mes instruments, cette poussière de temps, qui est la fin du monde. Rouge, bleu. Estoc, taille. Passage de l'ange réanimateur.

Plus tard, après l'effort, quand le givre a fondu, que les couleurs saignent, le monde retrouve une partie de son épaisseur. Les perspectives ont disparu. Les compas dorment dans leurs étuis, dalles scellées. Mais sur toute la surface de la toile étalée, le soleil est venu, il éclate en facettes. Encore une que les mouches n'auront pas.

Le soir descend. Cette douceur est un piège.

Facettes, mille facettes. Bleu nuit de cristal. Rouge soleil. Vaches, montagnes, dans le désordre de l'art. Boîtes rondes comme des mondes. Hum, hum, je l'ai fait. Et j'attends la toile suivante, le rectangle à venir.

Ici, dans la pièce vide, derrière la porte refermée, dorment les continents. Europe sur les flancs de la masse. Everest en dents de scie. Alors, on s'avance, on pousse avec ses épaules, on entre dans le cadre, et on tombe. Et les choses retrouvent leur ordre naturel : les œuvres sont sur les murs, et les couleurs dans les pots, et le peintre à ses ruminations, et la mort dans la vie, et l'œil, à ses purs exercices.  

(Paru dans la revue "+-0" n°55, février 1990, et repris dans le catalogue Micheline Lo, La Vache bleue, éditions Nocturnes, 1990.)