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Emmanuel DRIANT
(3 textes)
 
 
 
 
Vents  
 
Vents d'après Saint John Perse

Le poème pictural Vents se développe par couches, les stades antérieurs poussant vers la surface les suivants, suspendant le texte lisible en état de fragilité permanente, comme lave en fusion. Par instants, le fil des lettres devient palpable, dans le grain et la texture du lin. La lecture des grands poètes déclenche en nous cet affleurement de nappes d'images, durables ou fugaces. Des couleurs qui passent, des énergies qui pulsent, des formes qui buissonnent. Et globalement une expérience inaltérable.

Un texte est toujours écrit dans et par une matière et, lu, même silencieusement, il réveille les composantes pulmonaires et glottiques de notre corps. Si décidée soit-elle, une écriture induit un certain tempo, fait de frottements, d'assonances, de rythmes, d'hésitations, de retours, jusque dans les gouttières d'espace ménagées entre ses mots. La peinture peut révéler ce tissage de l'écriture. Comme il y avait déjà dans le seul trait de la ligne d'échine des Vaches Bleues toute la puissance ramassée des énergies conjointes d'un organisme, de ses muscles, ses nerfs et sa colossale colonne d'os. Comme il y a, dans le Coeur (écrit/peint) d'Harcamone, une combustion des signes en un événement pur, et halluciné.

 
 
 
Nez  
 
Lorsque Micheline Lo peint un visage de profil, les traits sont au complet. Mais bien souvent, dans certaines séries de personnages vus de face, le nez est absent. Est-ce parce que, comme dit l'expression, le nez se voit au milieu de la figure, et que ces visages, étant un milieu à eux seuls, n'ont pas de milieu ? Est-ce encore que toute la toile est déjà prise dans la respiration globale de ses couleurs et de ses formes odorantes ? Est-ce aussi que, privilégiant les yeux (regard, inspirateur des figures) et les bouches (parole, inspiratrice de la lettre), l'artiste veut radoucir l'intervalle qui sépare ces deux lieux privilégiés de sa thématique picturale ?

Au point qu'au contraire, dans le portrait d'Aureliano Babilonia (Cien años de soledad), le texte entier court à l'intérieur d'une boule nasale lumineuse, repoussant vers les bords sombres du papier une bouche impassible, et un oeil si égaré qu'il en a trois pupilles. Le peintre n'insisterait sur l'appendice qu'en en pervertissant la fonction. Dans "L'Enfer de Jean Genet", l'organe est si décidé qu'il fait avancer dangereusement la surface vers son spectateur. Mais le plus souvent, la présence de l'absence de l'organe critique, lié au respir, délocalise la prise d'air et fait de cette douceur une grande aérienne.

 
 
 
Le Paradis recyclé  
 
Dans cette encre Dante a peu de visage, plutôt une tête. Emergente, basculée ou fondue parmi taches et traits, comme le jardinier caché dans le pommier. Autour-dedans, à l'envers/à l'endroit, par en-dessous, en vue plongeante, dans les coins : la barbe effilée n'est plus l'épée de Justice qui tranchait les destins d'autrui, mais pointe de la parole, plume minutieuse. Le corps n'est plus un corps qui veut et qui pèse, il est un corps qui vole, docile et transparent au vouloir. Mais il a un nez, qui est une ligne et non un trait : ce qui lui confère assurément un peu plus de définition que les autres. Avec saint Jean, qui écoute dans son nez la bouche de Dante dans un bougé, il est seul à flairer, au plus loin de ce très près, une essence introuvable : la trace de la panthère parfumée. Toujours plus.

Ce que voit ainsi l'homme à la barbe est reçu en une perception immédiate, précise et puissante, quasi auditive et même tactile, la joue contre la galaxie. Tous les contenus du Paradis soudain sans seuil se donnent dans son oeil, dans une extrême proximité où tous les sens convergent et se dilatent. Contacts et communion des yeux et des bouches, s'opposant à la confusion de l'Enfer. Tous les regards de tout le monde font le tour de toutes les tournures : de l'amusement à la stupeur, la curiosité, la tendresse, l'indifférence. Les ombres ne sont que les replis des chants, qui se chantent sans distance et que l'oeil de l'oreille ne sait plus totaliser  que par fragments : des îlots d'événements splendides, mais seulement possibles, où l'on sent que Dante ne va pas s'établir, pas plus que dans son texte, où il est toujours en grande hâte ... Le paysage mental ("cosa mentale") est moins représenté que présenté, hallucinatoire. Tout s'accomplit sur place, en voyage chamanique.

Extrait du catalogue LE PARADIS DE DANTE, série 2, éditions Images, 1989